20.11.08

Tiqqun

Depuis quelques jours, nous étions des millions à arpenter les rues de la capitale. A la télévision, les journalistes convenaient que la marche sur les Champs-Élysées, le mois dernier, avait réuni bien plus de monde que celle qui avait suivie la victoire des bleus en 1998. 3 millions de personnes au moins s’étaient regroupées en silence, un cierge a la main pour montrer leur raz le bol de l’emprise de la finance sur le monde. Les arrestations massives l’année précédente dans les milieux anarchistes et communistes révolutionnaires n’avaient pas réussi à faire assez peur aux victimes de la crise des subprimes, deux millions de chômeurs suplémentaires et leurs familles. Pas dupe du peu de choix que leur offraient les partis médiatiques, la rue finie par accueillir la colère du peuple. Des mois durant, tous les jours nous nous retrouvions d’abord Porte d’Orléans pour une traversé de paris sauvage, puis tout doucement par habitude, la marche se finissait place de la concorde.
Sur le net, l’exemple du mouvement populaire coréen fut, heureuse surprise, repris avec un succès incroyable. Sur les forums nous commençions à organiser les marches populaires et des sites alternatifs diffusaient des méthodes de désobéissances civiles et d’actions pacifistes. Des contres campagnes de pub visant des entreprises comme Total ou Natixis eurent un impact inespéré! Laurent Joffrin et Alexandre Adler suivi de Philippe Val dénoncèrent le fascisme rampant de cet ordre d’anarchistes qui perpétuaient, selon eux, une tradition de campagne de dénigrement typiquement antisémite. Cependant aucun d’eux ne crachait sur le financement des pages publicitaires par les manifestants, même si ces derniers dénigraient leur propagande. Rien y fit… Certes tous étaient certains que l’effondrement de ces multinationales ne faisait qu’empirer la situation économique de chacun, mais malheureusement personnes ne voyaient d’autre solution. Le peuple reprenait le contrôle de son histoire, cela méritait des sacrifices.
Au mois d’avril, le gouvernement de François Fillon instaura l’Etat d’Urgence. Contrairement à l’automne 2005, beaucoup de communes, qu’elles soient pro gouvernementales ou non, suivirent les conseils du chef du gouvernement. M.A.M. fit passer une loi pour généraliser la surveillance du territoire. Des drones, déjà employés pour surveiller les banlieues furent déploiés sur toutes les grandes villes. Les manifestations autorisées se transformèrent vite en un festival de caméras de surveillance, de téléphones portables, de caméras D.V., H.D., et des toutes nouvelles caméras espions incrustées dans les pavés, chaque parcelle de réalité était immédiatement transcrite sous une forme numérique subversive ou policière. Lorsqu’une image échappait à la police, celles des journalistes étaient réquisitionnées. Une surveillance généralisée destinée, comme les arrestations des “terroristes”, à décourager l’élan populaire.
Nous, les manifestants, avions pris l’habitude de tenter de marcher sur les Champs-Élysées. Cela rendait les forces de l’ordre extrêmement nerveuses. Selon un journaliste de Libération, ces dernieres infiltrerent les milieux autonomes pour pousser les manifestants à la faute. On vit alors circuler des tracts demandant à ceux qui se réclamaient des milieux autonomes de ne plus participer aux manifestations. Signés par la cellule invisible, dont la popularité n’avait cessée de croître depuis la condamnation en mars 2009 de Julien Coupat à 15 de prison ferme pour activité terroriste, l’appel fut entendu. Des photos diffusées sur le net servaient à démasquer les infiltrés.
Alors que Natixis, Renault, Peugeot et Bouygue se mettaient en faillite, le gouvernement ne semblait plus contrôler la situation. Pour éviter un bain de sang Nicolas Sarkozy accepta que “l’opposition” puisse marcher sur les Champs-Élysées. Les médias se firent une joie de filmer la fuite des membres de l’opposition (Olivier Besancenot, Marie-George Buffet et Benoit Hamon inclus) sous une avalanche de pavés en mousse. Les manifestants étaient fermement décidés à exclure toute violence, le mouvement se devait être le plus populaire possible.
Au début personne ne comprit ce qu’il se passait. Des corps s’effondraient en plein milieu de la foule qui pénétrait la rue du faubourg Saint-Honoré. Puis il y eu des cris et c’est à ce moment que débuta l’insurrection.
Hier, alors que je lui rendais visite, un ami me mit un vieux numéro de Libération dans les mains. Il était daté du 20 novembre 2010. 10 ans déjà... On pouvait y lire ce titre: “Les snipers de la république” dessous en plus petit “Le président Nicolas Sarkozy a donné l’ordre hier de tirer sur la foule”. Qui avait bien pu lui conseiller une telle folie? Nous ne le serons sans doute jamais. Les évènements troubles qui suivirent furent regrettables, mais ils furent inévitables…Le résultat de l’élection d’un président dont les choix politiques et économiques se sont révélés extrêmement dangereux pour la démocratie. Personne n’a jamais pu retrouver le corps du 6e président de la Ve république.

Extrait des "Mémoires d'une république invisible", Edition La fabrique, novembre 2020, Anonyme...

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15.11.08

Les habits neufs de l'ennemi intérieur

En France aujourd'hui, le nombre augmente sans cesse de ceux pour qui "ça ne peut pas durer", de ceux pour qui "ça va mal finir". Quand les banques perdent des fortunes, quand on tire au fusil sur la police dans les banlieues, quand on trouve alternativement dans la rue des magistrats, des lycéens, des chauffeurs de taxi et des sans-papiers, il y a bien de quoi s'inquiéter. Et, comme souvent en pareil cas, le réflexe de l'oligarchie est de créer un ennemi intérieur, pour recueillir l'assentiment général dans le resserrage de son dispositif militaro-policier.

C'est dans Le Figaro (8 juin 2007) que paraît le premier article sur les "anarcho-autonomes", reprenant sans état d'âme un communiqué des Renseignements Généraux. Notons en passant que le doublet est un procédé policier habituel pour désigner des groupes à la fois dangereux et repoussants, judéo-bolcheviques, hitléro-trotskistes, islamo-fascistes. Dans ce numéro, on apprend que "les autorités s'inquiètent de la résurgence de groupes extrémistes [...] qualifiés d'anarcho-autonomes par les services de police". Il s'agit de former le profil de la menace, de forger un sujet responsable des actions qui ont entouré l'élection du Président - attaques de locaux de partis politiques, confrontations avec la police, émeutes organisées. Il s'agit de répandre l'idée d'un partage séparant la population, incarnée par son gouvernement, de quelques individus dangereux qu'il faut neutraliser dans l'intérêt de tous.

L'article date donc de juin 2007. Puis vient le "mouvement" contre la loi Pécresse dans les universités. Une vague d'occupations incontrôlées se répand, sur la simple base de la haine politique contre le nouveau régime. Les organisations militantes ne sont pas seulement débordées, elles sont souvent exclues, inadéquates qu'elles sont pour lutter contre un monde qui leur ressemble tant, un monde de gestion et de manipulation. Et comme il faut bien donner un nom à ce qui vous échappe, les organisations commencent à voir partout se propager le péril autonome. Hallucinées, elles imaginent des "totos" partout. A voir le président de Science-Po Grenoble frapper à la barre de fer un malheureux partisan du blocage, on en vient à redouter qu'il ait été lui aussi, homme si doux par ailleurs, atteint du terrible virus.

Le dispositif est en place, il ne reste plus qu'à le nourrir. On arrête donc à Toulouse, dans les derniers jours de novembre 2007, trois jeunes gens transportant en voiture un engin explosif. Deux sont déjà fichés comme "anarcho-autonomes". On trouve chez eux un exemplaire de L'Insurrection qui vient, livre publié chez La Fabrique, et un exemplaire du second numéro de la revue Tiqqun. En janvier 2008, c'est le tour de deux jeunes parisiens, fichés eux aussi: ils sont arrêtés alors qu'ils se rendent à une manifestation contre le centre de rétention de Vincennes. Dans leur voiture, des fumigènes artisanaux. Enfin, quelques jours plus tard, deux automobilistes, dont l'un connu des services comme "anarcho-autonome", sont fouillés et trouvés en possession de chlorate de soude, d'un livre en italien détaillant la fabrication de bombes, et d'un plan de l'établissement pénitentiaire pour mineurs de Porcheville.

Le 2 février 2008, c'est au tour du Monde de se prêter à l'opération médiatico-policière: l'article est intitulé "Les RG s'inquiètent d'une résurgence de la mouvance autonome". La veille, dans Le Figaro, la ministre de l'Intérieur récitait d'ailleurs, avec sa maladresse de vieille fille, la leçon apprise: "Depuis plusieurs mois, j'ai souligné les risques d'une résurgence violente de l'extrême gauche radicale."

La vérité de l'opération policière en cours, c'est ce versant médiatique. Un système qui ne se maintient plus que par l'inflation de ses forces de police doit donner des rebelles une image haïssable: ce sont évidemment "des terroristes" - terme qui désignait, je m'en souviens parfaitement, les combattants de la Résistance à la radio de Vichy. Mais si nul n'a jamais réussi à produire une définition incontestée du "terrorisme" - tant il est vrai que le terroriste de l'un est toujours le résistant de l'autre -, on sait bien ce qu'est l'antiterrorisme, au nom duquel sont poursuivis les huit individus mentionnés plus haut. D'après les lois antiterroristes françaises, ce qui qualifie une infraction de "terroriste" n'est pas intrinsèque à l'infraction. Ici, c'est l'intention qui compte, dès lors que l'on est "en relation avec une entreprise individuelle ou collective ayant pour but de troubler gravement l'ordre public par l'intimidation ou la terreur". Ainsi, les détenteurs de fumigènes dont j'ai parlé ne seraient pas incarcérés à l'heure actuelle s'ils n'avaient pas été préalablement fichés aux RG, s'ils n'étaient pas déjà tenus pour des individus dangereux. De même, c'est par pure construction policière que le chlorate de soude et le document italien sont devenus une bombe "en puissance", destinée à faire sauter la prison pour mineurs de Porcheville.

En réalité, l'antiterrorisme n'a rien à voir avec le "terrorisme". Il s'agit d'une technique de gouvernement visant à éliminer par la force les cellules rebelles de l'organisme social. C'est pourquoi nous devons soutenir les subversifs récemment arrêtés : au moment où l'on s'attend à des troubles graves, leur incarcération préventive est une pure manœuvre d'intimidation menée par la police politique. Ne la laissons pas sans réponse.

Eric Hazan, éditeur, directeur de la maison d'édition La Fabrique.