15.11.08

Les habits neufs de l'ennemi intérieur

En France aujourd'hui, le nombre augmente sans cesse de ceux pour qui "ça ne peut pas durer", de ceux pour qui "ça va mal finir". Quand les banques perdent des fortunes, quand on tire au fusil sur la police dans les banlieues, quand on trouve alternativement dans la rue des magistrats, des lycéens, des chauffeurs de taxi et des sans-papiers, il y a bien de quoi s'inquiéter. Et, comme souvent en pareil cas, le réflexe de l'oligarchie est de créer un ennemi intérieur, pour recueillir l'assentiment général dans le resserrage de son dispositif militaro-policier.

C'est dans Le Figaro (8 juin 2007) que paraît le premier article sur les "anarcho-autonomes", reprenant sans état d'âme un communiqué des Renseignements Généraux. Notons en passant que le doublet est un procédé policier habituel pour désigner des groupes à la fois dangereux et repoussants, judéo-bolcheviques, hitléro-trotskistes, islamo-fascistes. Dans ce numéro, on apprend que "les autorités s'inquiètent de la résurgence de groupes extrémistes [...] qualifiés d'anarcho-autonomes par les services de police". Il s'agit de former le profil de la menace, de forger un sujet responsable des actions qui ont entouré l'élection du Président - attaques de locaux de partis politiques, confrontations avec la police, émeutes organisées. Il s'agit de répandre l'idée d'un partage séparant la population, incarnée par son gouvernement, de quelques individus dangereux qu'il faut neutraliser dans l'intérêt de tous.

L'article date donc de juin 2007. Puis vient le "mouvement" contre la loi Pécresse dans les universités. Une vague d'occupations incontrôlées se répand, sur la simple base de la haine politique contre le nouveau régime. Les organisations militantes ne sont pas seulement débordées, elles sont souvent exclues, inadéquates qu'elles sont pour lutter contre un monde qui leur ressemble tant, un monde de gestion et de manipulation. Et comme il faut bien donner un nom à ce qui vous échappe, les organisations commencent à voir partout se propager le péril autonome. Hallucinées, elles imaginent des "totos" partout. A voir le président de Science-Po Grenoble frapper à la barre de fer un malheureux partisan du blocage, on en vient à redouter qu'il ait été lui aussi, homme si doux par ailleurs, atteint du terrible virus.

Le dispositif est en place, il ne reste plus qu'à le nourrir. On arrête donc à Toulouse, dans les derniers jours de novembre 2007, trois jeunes gens transportant en voiture un engin explosif. Deux sont déjà fichés comme "anarcho-autonomes". On trouve chez eux un exemplaire de L'Insurrection qui vient, livre publié chez La Fabrique, et un exemplaire du second numéro de la revue Tiqqun. En janvier 2008, c'est le tour de deux jeunes parisiens, fichés eux aussi: ils sont arrêtés alors qu'ils se rendent à une manifestation contre le centre de rétention de Vincennes. Dans leur voiture, des fumigènes artisanaux. Enfin, quelques jours plus tard, deux automobilistes, dont l'un connu des services comme "anarcho-autonome", sont fouillés et trouvés en possession de chlorate de soude, d'un livre en italien détaillant la fabrication de bombes, et d'un plan de l'établissement pénitentiaire pour mineurs de Porcheville.

Le 2 février 2008, c'est au tour du Monde de se prêter à l'opération médiatico-policière: l'article est intitulé "Les RG s'inquiètent d'une résurgence de la mouvance autonome". La veille, dans Le Figaro, la ministre de l'Intérieur récitait d'ailleurs, avec sa maladresse de vieille fille, la leçon apprise: "Depuis plusieurs mois, j'ai souligné les risques d'une résurgence violente de l'extrême gauche radicale."

La vérité de l'opération policière en cours, c'est ce versant médiatique. Un système qui ne se maintient plus que par l'inflation de ses forces de police doit donner des rebelles une image haïssable: ce sont évidemment "des terroristes" - terme qui désignait, je m'en souviens parfaitement, les combattants de la Résistance à la radio de Vichy. Mais si nul n'a jamais réussi à produire une définition incontestée du "terrorisme" - tant il est vrai que le terroriste de l'un est toujours le résistant de l'autre -, on sait bien ce qu'est l'antiterrorisme, au nom duquel sont poursuivis les huit individus mentionnés plus haut. D'après les lois antiterroristes françaises, ce qui qualifie une infraction de "terroriste" n'est pas intrinsèque à l'infraction. Ici, c'est l'intention qui compte, dès lors que l'on est "en relation avec une entreprise individuelle ou collective ayant pour but de troubler gravement l'ordre public par l'intimidation ou la terreur". Ainsi, les détenteurs de fumigènes dont j'ai parlé ne seraient pas incarcérés à l'heure actuelle s'ils n'avaient pas été préalablement fichés aux RG, s'ils n'étaient pas déjà tenus pour des individus dangereux. De même, c'est par pure construction policière que le chlorate de soude et le document italien sont devenus une bombe "en puissance", destinée à faire sauter la prison pour mineurs de Porcheville.

En réalité, l'antiterrorisme n'a rien à voir avec le "terrorisme". Il s'agit d'une technique de gouvernement visant à éliminer par la force les cellules rebelles de l'organisme social. C'est pourquoi nous devons soutenir les subversifs récemment arrêtés : au moment où l'on s'attend à des troubles graves, leur incarcération préventive est une pure manœuvre d'intimidation menée par la police politique. Ne la laissons pas sans réponse.

Eric Hazan, éditeur, directeur de la maison d'édition La Fabrique.



9 commentaires:

Anonyme a dit…

Ravi de te relire !

L'Anonyme de Chateau Rouge a dit…
Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.
L'Anonyme de Chateau Rouge a dit…

heu, là c'est Eric Hazan qui écrit (mais j'avais exactement la même chose en tête que lui). Quant à moi, mon cerveau dérangé ne produit que des écrits rageurs (contre le PS, le NPA, les anars, la droite, tout le monde autour de moi qui accepte le capitalisme, les femmes, les hommes, les vieux, les enfants etc...) qu'il est pour l'instant inutile de publier sur internet.
ça fait plaisir tout de même qu'en ne publiant plus qu'une ou deux vidéos de temps en temps en faisant du copié collé, j'arrive garder un certain noyau dur de lecteurs...
Mais je continue à m'entrainer...on verra quand je publierais...

Bernard Black a dit…

et oui, il y a toujours des gens qui verifient ton site en esperant voir des textes de toi mais ce texte fait l'affaire. Par contre, moi j'aurais rien contre contre ce que produit ton cerveau derangé, surtout si c'est rageur.

Bernard Black a dit…

et à part ça, un bouquin de hazan (à part lqr) à conseiller ?

L'Anonyme de Chateau Rouge a dit…

A n'en point douter L'Invention de Paris (Seuil), son chef d'oeuvre. Bouquin d'érudit mélangeant les références littéraires, une histoire secrête de de l'invention du paris moderne ce qu'il a fallut de révoltes et d'oppressions architecturales.On découvre émerveillé que l'on arrive a voir l'autre paris toujours aujourd'hui derrière ces façades de GAP, de H&M et de caméras surveillances...Pour le reste Chronique de la guerre civile, un journal tenu au jours le jours entre juillet 2002 à août 2003 qui décrit la vie de Barbes, la goutte d'or et chateau rouge en alternant avec des commentaires sur l'actualité de ces années là. Plutot pas mal, même si j'émettais de sérieuses réserves lorsqu'il faisait un parallèle entre Chateau Rouge et les territoires palestiniens... Je préfererais toujours la guerre larvée de chateau rouge à la guerre civile en Palestine. (bon je trouve tout de même de mauvais gout que les flics de chateau rouge soient maintenant munis de flash ball lanceur 40 qui sont des améliorations des fusils a balles de caoutchouc qu'utilise l'armée israelienne contre les manifestants pacifistes ou non). Autre bouquin utile: LQR, qui essaie de mettre en lumière la façon dont de plus en plus de mots sont vidés de leur sens puis en prennent d'autres plus adapté à l'idéologie néolibérale. Une novlangue plus fine et insidueuse que celle d'orwell.
"Notes sur l'occupation" est le seul bouquin sur les territoires que j'ai lu et il me semble qu'il en donne une vision des plus réaliste. Hazan est proche des anarchistes contre le mur, organisation israelienne (contre le mur donc) mais qui lutte pacifiquement en s'associant avec les palestiniens les moins cons (donc pas le Hamas et le Fatah, ni ceux qui pensent que foutre des bombes arrangera les palestiniens). Michel Warschawski, dresse le portrait de cette organisation (Programmer le désastre, La Fabrique) qui finalement semble pas si éloigné des "autonomes" arrêtés en France. Pas vraiment anarchiste, loin d'utiliser la violence, mais stigmatisé par le pouvoir, servant d'épouvantail pour ne pas regler les autres problèmes.
Enfin bon il faut lire tout les bouquins de La Fabrique, même "l'insurrection qui vient" (pas vraiment un chef d'oeuvre par contre)

Bernard Black a dit…

Merci pour ta réponse assez complete. "LQR" deja lu et à faire lire au plus de gens possible. Par contre j'ai vraiment aimé "l'insurrection qui vient", (la partie "analyse" tres originale et tellement lucide plus que les "propositions" qui sont assez basiques) mais ça doit etre mon coté ultra gauche anarcho autonome. D'ailleurs à la fabrique je vais acheter le blanqui qu'ils ont reédité.

Anonyme a dit…

Avant de lire LQR, il faudrait lire LTI, la langue du IIIème Reich, ouvrage auquel Hazan se réfère.
L'un ne va pas sans l'autre.

Pour en revenir à Orwell, il a été plus loin dans l'analyse en faisant comprendre en quoi le discours est constitutif de la pensée et de l'action politique.

L'Anonyme de Chateau Rouge a dit…

Ouais a lire le bouquin de Victor Klemperer...

Nous sommes peu il me semble a remarquer qu'accepter le vocabulaire du pouvoir, utiliser ces mots travestis, participe au maintien de ce pouvoir.

être anticapitaliste c'est fabuleux, j'applaudis, mais si on parle le langage fabriqué par les capitalistes on restera assujetti à cette idéologie. C'est un peu ce que je reproche au NPA.

Maintenant j'ai moi même du mal a me défaire de ce langage.

Je le trouve vraiment plus complexe que la novlangue d'Orwell.

On pourra envisager de présenter une autre façon de vivre ensemble quand on pourra proposer un langage qui va avec.